Pourquoi lire La science contre l’opinion ?

La configuration des rapports entre science et opinion (publique ou personnelle) est un sujet important aux multiples ramifications épistémologiques (qu’est-ce que la science ? quel statut pour les propositions scientifiques ?), politiques (quelle place pour les différents types de savoirs dans les processus de décision ?) et sociales (quel rôle pour les scientifiques ? quels rapports entre scientifiques et citoyens ?). C’est d’autant plus un sujet d’actualité que la situation écologique interpelle notre société et nous pousse à reconsidérer les articulations entre global et local, entre savoirs et politique¹.

Le style accessible de l’autrice et l’articulation entre la réflexion et les anecdotes historiques font de ce livre une très bonne porte d’entrée sur les réflexions du courant de sociologie des sciences inauguré en France par Bruno Latour, Michel Callon et Madeleine Akrich. Ce livre amène un grand nombre de questionnements qui devraient susciter la curiosité de tout “amateur de sciences” !

Un peu de contexte

Sur mon terrain de recherche en école d’ingénieur, j’ai été confronté à des enseignants qui considèrent le processus d’apprentissage comme le remplacement des préconceptions des élèves (mal informées, superficielles voire erronées) par des connaissances scientifiques solides. Une telle position n’est d’ailleurs pas si éloignée de la philosophie du non de Gaston Bachelard, pour qui le travail scientifique permet d’atteindre le vrai à condition d’en passer par une mise à distance systématique de l’opinion. Dans cette logique de rupture épistémologique, l’éducation scientifique est essentiellement pensée comme un double-processus de déconstruction/reconstruction par lequel on se débarrasse des idées fausses pour les remplacer par des vérités scientifiques.

“S’il [arrive à la science], sur un point particulier de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a en droit toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissance. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire.” (Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, 1938)

Dans le cas des enjeux écologiques, cette posture peut se traduire par l’idée que le problème principal pour l’enseignant est de lutter contre le scepticisme d’une partie de la société quant aux faits scientifiques dûment établis en matière de réchauffement climatique, d’accumulation de polluants ou encore de dégradation de la biodiversité. Ce faisant, on sous-estime pourtant les alliances objectives qui ont lié et lient toujours bon nombre de scientifiques et d’ingénieurs au complexe militaro-industriel qui participe au maintien de politiques d’insoutenabilité².

Cette approche dogmatique des sciences n’est cependant pas inévitable, et on peut l’opposer à une autre conception, qui insiste plutôt sur l’exercice du doute, le travail de conjectures et de falsification. La controverse entre ces deux approches, ou entre “tradition” et “innovation” dans les sciences si l’on reprend les termes de Kuhn, a marqué le XXe siècle mais paraît en fait plus ancienne. Ce livre propose de remonter aux origines de cette tension épistémologique en se concentrant sur la place du tiers, sur la figure de ces autres dont se distinguent les savants dans la cité.

Une histoire du divorce entre science et opinion ?

Le livre est structuré en trois parties, la première se concentre sur la dialectique entre liberté et autorité dans les sciences entre le XVIIe et le XIXe siècle, tandis que la deuxième traite du mythe selon lequel un fossé grandissant séparerait science et opinion à partir d’une étude de la vulgarisation et de la médiation scientifique. La troisième et dernière partie se penche sur les tentatives de réhabilitation de l’opinion publique, en revenant sur les subtilités de la doxa et de l’épistémè dans la philosophie grecque de l’Antiquité.

Pour un résumé complet et une critique plus historienne du livre, on pourra se pencher sur la recension de Pierre Verschueren³. Je me limiterai ici pour ma part à évoquer quelques temps forts du livre.

Liberté et autorité

L’année 1784 est un repère important dans le livre en ce qu’elle montre bien l’ambivalence de la position des sciences à l’époque des Lumières. C’est l’année de la publication du célèbre manifeste d’Emmanuel Kant Qu’est-ce que les Lumières ? mais aussi de la condamnation en France du mesmérisme par l’Académie royale des sciences. Pour Kant, le développement de la raison et de l’esprit critique est une responsabilité individuelle qui ne peut se déployer qu’au moyen d’un forum de discussion : la sphère publique. Plus qu’une affaire de science, il s’agit surtout de s’émanciper de la tutelle de la raison d’Etat et de la doxa conformiste. La disqualification de l’engouement populaire pour le mesmérisme⁴ par l’Académie des sciences constitue un épisode important, Isabelle Stengers allant jusqu’à le présenter comme la fin des Lumières et l’acte de naissance des sciences modernes. C’est en effet un moment où la République des sciences et des lettres se met délibérément au service de l’État contre l’opinion publique.

Au-delà de cet évènement, la critique que développent les académiciens contre les sciences mondaines, se produisant dans les salons et les spectacles, participe d’une rupture progressive avec ce que Dominique Pestre qualifie d’ancien régime des savoirs⁵. Cela coïncide par ailleurs avec le développement des écoles d’ingénieur et un certain goût pour les choses pratiques et une certaine éthique du sérieux rationnel et de la mesure (dans les deux sens du terme pourrait-on dire). Ce faisant, on écarte bien souvent des sciences l’amateur et l’opinion publique. Il est notable que pour Condorcet, parce que la science (et par là ses institutions) est la quintessence de l’esprit critique, elle est légitime à s’ériger comme autorité. Ainsi ces deux évènements de 1784 mettent en tension la figure des sciences comme concrétisation d’une aspiration émancipatoire et en même temps une source d’autorité lié à l’État.

Science populaire, vulgarisation et disqualification de l’opinion

Les transformations que connaissent les sciences tout au long du XIXe siècle sont étudiées par Bernadette Bensaude-Vincent au travers différentes figures. Chez Comte, la dimension dogmatique des sciences doit être contrebalancée par des contrepouvoirs : l’esprit des femmes et des prolétaires doit être formé pour qu’ils soient en mesure de réguler les digressions des scientifiques. La science populaire apparaît également comme une forme émergente de mise en accessibilité des productions scientifiques, voire comme un idéal vers lequel les sciences doivent parvenir : pour Flammarion en 1882 le formalisme mathématique en astronomie est ainsi comme un échafaudage appelé à disparaître une fois l’édifice scientifique bâti⁶

La notion de “vulgarisation” remplace cette expression de “science populaire” au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Si la vulgarisation peut avoir une connotation péjorative, elle se construit sur l’idée d’une traduction (qui court toujours le risque de la “trahison”). Elle suppose un intérêt du public ou plutôt *des* publics segmentés auxquels s’adressent vulgarisateurs et éditeurs. Il faut aussi relever que cette vulgarisation sert aux scientifiques à solliciter un soutien politique des citoyens pour le financement de leurs communautés. Enfin l’autrice reprend l’idée développée par Baudoin Jurdant selon laquelle la vulgarisation a aussi une fonction épistémologique en offrant aux sciences l’espace pour construire un objectivité a-perspectivale (la réalité saisie depuis un point de vue de nulle part) où les énoncés sont pleinement détachés de leurs conditions de production⁷.

La disqualification de l’opinion que l’on a évoqué plus haut au travers de la position de Bachelard, est emblématique du postulat des vulgarisateurs du XXe siècle. Avec elle se constitue un nouveau registre de récits, plus hagiographiques, qui mettent en avant le génie exceptionnel de certains scientifiques, engagés dans des formes d’ascèse (éthique du désintéressement et du sacrifice) contre les intérêts de la vie ordinaire. L’expression de fossé entre opinion et science ne date véritablement de 1957 avec le lancement du satellite Spoutnik. Un tel fossé peut toutefois être franchi, mais seulement par un pont à sens unique : le scientifique peut enseigner à l’homme de la rue mais il n’a rien à apprendre de ce dernier. Bernadette Bensaude-Vincent tisse une analogie entre la géopolitique de guerre froide de cette époque et la radicalisation de l’opposition entre science et opinion. La deuxième moitié du XXe siècle voit ainsi le développement d’un militantisme rationaliste qui s’attaque aux superstitions au nom de l’indépendance nationale. En reprenant régulièrement le refrain d’un prétendu irrationalisme croissant de la population, ces mouvements cherchent à s’allier aux pouvoirs publics dans un but commun de contrôle de l’opinion.

Alternatives

La dernière partie n’a pas aussi bien vieilli que le reste du livre dans la mesure où le panorama de la critique des technosciences a considérablement évolué avec le développement du new public management dans les institutions académiques et le développement d’un réseau associatif et militant (Sciences Citoyennes, Boutiques des sciences, ou plus récemment les Ateliers d’écologie politique et le Mouvement des savoirs engagés et reliés, etc.). Par ailleurs, avec le petit recul dont nous disposons aujourd’hui, on pourrait aussi lui reprocher la même confiance enthousiaste quant au potentiel des espaces de démocratie technique et autres forums hybrides que d’autres ouvrages de son époque⁸.

Le programme scientifique que défend l’autrice dans la fin du livre est celui d’une doxologie, c’est-à-dire l’étude de l’opinion (ou plutôt des opinions), distinguée de l’ignorance, sans référence à la science comme objet pré-établi. L’approche retenue consiste à penser ce concept d’opinion autrement que comme un manque de connaissance. A l’inverse, cela invite à dégager la créativité normative des sciences, comme productrices de nouvelles normes et de nouvelles lois, plus que comme activité normalisatrice. Autrement dit, la science est autre chose qu’un examen de conformité à des normes déjà-là et fixées de toute éternité.

En guise de conclusion, des ouvertures !

Si l’on peut sans doute pointer des limites dans ce livre, qui s’inscrit dans une approche d’histoire des idées – et que l’on rêverait à ce titre voir complétée par une documentation plus empirique restituant toute l’épaisseur des contextes – il n’en reste pas moins un excellent ouvrage à l’intersection de nombreux champs de réflexions.

Du point de vue de la réflexion sur les formations (d’ingénieur, de scientifiques mais pas seulement), l’idée selon laquelle la science n’a pas le monopole de l’esprit critique fait un puissant écho à toute une littérature (et surtout des pratiques) d’éducation populaire qui cultive ces savoirs du singulier, mis à l’épreuve par l’action et cette vigilance constante face aux instrumentalisations des connaissances⁹. Pour le chercheur, conscientiser ses propres rapports avec les différents publics et les dimensions normatives de son activité est également au cœur d’un foisonnant travail sur les méthodologies dans le vaste courant des recherches participatives et des recherches-actions¹⁰. Si à ma connaissance le programme de doxologie esquissé par Bernadette Bensaude-Vincent n’a pas été continué sous ce nom précis, il me semble qu’il y a de quoi se mettre sous la dent avec par exemple les travaux récents sur l’histoire des luttes environnementales¹¹. Ceux-ci dessinent un paysage de contestations s’appuyant sur une variété de savoirs et de valeurs qui ne peuvent que nous interroger au présent sur les sciences non-faites¹² dont nous aurions grand besoin !

Hugo Paris

1. Larrère, R. & Larrère, C. (2023). Penser globalement, agir localement : Une maxime pour l’écologie politique ? Recherches de Science Religieuse, n°111-2, 343‑356. [↩]
2. Bonneuil, Ch. & Fressoz, J-B. (2013). L’évènement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, voir en particulier le chapitre 4. [↩]
3. Science et opinion : quel face-à-face ? pour le site nonfiction.fr, 22 novembre 2013, url : https://www.nonfiction.fr/article-6785-science-et-opinion-quel-face-a-face.htm [↩]
4. Il s’agit d’un ensemble de théories et de pratiques thérapeutiques développé autour de l’idée qu’un fluide magnétique universel circule entre les êtres et les choses. En faisant varier ce fluide, les cures de mesmérismes prétendaient guérir diverses maladies. [↩]
5. Pestre, D. (dir.) (2015) Histoire des sciences et des savoirs, vols 1-3, Paris, Seuil. Pour plus de détails sur cette rupture, on voir en particulier la conclusion aux trois livres dans le dernier tome. [↩]
6. Au motif d’expliciter les choix axiologiques sous-jacents aux productions scientifiques, des physiciens comme Niels Bohr ou Jean-Marie Lévy-Leblond défendront ultérieurement l’idée que les sciences devraient se départir d’un tel formalisme mathématique au profit de la langue ordinaire. [↩]
7. En effet, dans la mesure où se construit en filigrane la distinction entre producteurs et consommateurs de science, les ouvrages de vulgarisation ne visent pas à donner à leurs lecteurs les moyens de participer à la pratique ou la critique des sciences. [↩]
8. Je pense évidemment à Callon, M., Lascoumes, P. & Barthe, Y. (2001) Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique. Paris, Le Seuil. [↩]
9. http://www.peuple-et-culture.org/spip.php?mot20, https://www.education-populaire.fr/conscientisation-des-oppressions/, la liste mériterait d’être allongée ! [↩]
10. Cf. par exemple : Les chercheurs ignorants. (2015). Les recherches-actions collaboratives. Rennes, Presses de l’EHESP. [↩]
11. Par exemple : Pessis, C., Topçu, S., & Bonneuil, C. (2013). Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Paris, La Découverte.Jarrige, F. (2014). Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte ; Fressoz, J-B. & Locher, F. (2020). Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique XVe – XXe siècles, Paris, Le Seuil. [↩]
12. https://ignostudies.hypotheses.org/1206 [↩]