Quentin MATEUS & Gauthier ROUSSILHE, Perspectives Low-Tech, Editions Divergences (2023)

Compte rendu rédigé par Lucas Chaloyard, Marie-Pierre Escudié, Lionel Morel, Guillaume Salagnac, Nicolas Stouls.

Le livre Perspectives Low-tech de Gauthier Roussilhe et Quentin Mateus situe les principales influences théoriques et donne des modalités pratiques du mouvement “low-tech” et des enjeux de société qu’il représente. En suivant la ligne engagée des éditions Divergences, l’ouvrage revient sur les intentions politiques indissociables de toute évolution technologique. En tant que chercheur-euses, il parait pertinent d’ouvrir nos lectures à de tels travaux non strictement académiques afin d’exercer un regard critique sur les tenants et aboutissants de notre recherche.

Gauthier Roussilhe est actuellement doctorant au RMIT (Melbourne, Australie) ainsi qu’au Centre de Recherche en Design (ENS Saclay, ENSCI). Ses recherches mobilisent sciences environnementales, connaissances techniques et sciences humaines et sociales, pour étudier les enjeux environnementaux de la numérisation. Ingénieur et designer de formation, Quentin Mateus mène des expérimentations territoriales visant à redéfinir les relations entre société, technologie et économie. Les deux auteurs sont membres de longue date du Low-tech Lab.

L’idée centrale du livre est qu’il faut repolitiser la “low-tech” et promouvoir une organisation de société basée sur le principe de subsidiarité, c’est-à-dire une société où chaque décision publique est confiée à l’entité compétente la plus proche des actions et de leurs conséquences, incluant tout naturellement l’idée d’arbitrer localement les choix techniques. Ainsi, le propos du livre n’est pas le fait de simplement “démocratiser la low-tech” en la rendant accessible à bas coût au consommateur, mais de faire advenir une réelle “démocratie dans la technique”.

Le premier chapitre retrace différentes conceptions de la low-tech, depuis l’apparition du terme dans le monde économique vers 1980, où il désignait alors les entreprises avec pas ou peu d’investissements de R&D. À partir des années 2010, la low-tech séduit le grand public notamment grâce aux travaux de deux ingénieurs français : Corentin de Chatelperron et Philippe Bihouix. Ces deux penseurs portent des visions bien distinctes : le premier met en avant une réappropriation individuelle de la technique, dans l’esprit “Do-It-Yourself”, tandis que le second promeut une méthodologie industrielle et économique visant à respecter les contraintes planétaires. Le chapitre se conclut par une mise en garde contre le risque de “technocratie de la transition”, un monde où les choix techniques pourraient être confisqués par un pouvoir à la fois “apolitique” et brutal.

Dans le deuxième chapitre, les auteurs positionnent le vocabulaire utilisé pour parler de “low-tech” et plus largement de technique et de technologie, en ancrant leur travail de définition dans la philosophie des sciences. Ensuite, les auteurs montrent, à l’aide d’études d’anthropologie et d’histoire des techniques, que ce sont bien des forces sociales, économiques, financières, politiques et juridiques qui permettent d’expliquer qu’un outil s’impose dans les usages, plutôt que ses caractéristiques purement techniques. Ainsi, les auteurs déconstruisent la confusion occidentale moderne qui est faite entre “progrès technique” et “amélioration des conditions matérielles et des libertés fondamentales” afin de questionner le sentiment de retour en arrière souvent mis en avant par les critiques de la low-tech. Pour ce faire, ils s’appuient sur différentes grilles d’analyse des besoins, telle que la matrice de Max-Neef. Le chapitre se termine en proposant de politiser le processus de déploiement des outils techniques, au travers d’une question centrale : “qu’est-ce qui nous suffit pour nous épanouir collectivement dans un monde contraint ? Cette question implique qu’il va falloir négocier collectivement chaque terme de l’expression des besoins et des modalités de réponse”.

Le troisième chapitre aborde la question du “passage à l’échelle” et de la généralisation de la low-tech dans la société. Deux visions alternatives paraissent s’opposer : l’une “marchande”, axée autour des grandes entreprises, et une autre “étatique” où le pouvoir soutient et pilote la reconversion du système industriel. Mais ces deux visions sont paradoxalement assez compatibles : la “start-up nation” peut parfaitement s’accommoder d’une “innovation low-tech” qui ne serait plus qu’un faire-valoir du technosolutionnisme. Éviter ce double piège suppose de dépasser la simple idée consumériste d’un “marché de la low-tech”, et repenser en profondeur les rapports entre production et besoins. Notre mode de vie actuel, soutenu par la “high-tech” et centré sur le plaisir du consommateur, ferme volontiers les yeux sur les répercussions sociétales : complexité toujours croissante, opacité, consommation d’énergie et de ressources. Ainsi, il faut tout à la fois critiquer la high-tech et les valeurs qui lui sont associées : individualisme, technocratie et capitalisme, et développer une vision alternative de société prônant la simplicité, la transparence, l’accessibilité des savoirs et la coopération. Le cosmo-localisme consiste ainsi à “penser globalement et agir localement”, et spécifiquement au sujet des objets techniques à démocratiser les choix techniques.  

Dans le quatrième chapitre, les auteurs renvoient dos à dos l’autonomie individuelle (risques de dérives survivaliste ou masculiniste) et l’autonomie nationale (dimensions autoritaires ou coercitives), au motif qu’elles n’assurent pas les conditions de l’émancipation. Ils promeuvent plutôt l’autonomie collective en l’appuyant sur le principe de subsidiarité, rendu possible grâce au caractère accessible et compréhensible de la low-tech. Selon les auteurs, cette gouvernance cosmo-locale constitue l’échelle la plus pertinente pour prendre en charge les responsabilités collectives et se protéger contre l’écueil de la résilience individuelle. Ils mettent en avant qu’entre l’imaginaire “low-tech DIY” intrinsèquement individualiste, et le “low-tech technocratique” normatif, il manque un imaginaire cosmo-local de la low-tech. Ce chapitre présente le fonctionnement du mouvement de l'”atelier paysan” pour illustrer l’usage des low-tech dans un double objectif d’émancipation des producteurs paysans et de critique envers la technologie privative.

Le cinquième et dernier chapitre pointe la séparation entre le politique et l’industrie depuis la Révolution afin de repenser les conditions de la production actuelle d’un côté et de l’autre reprendre part démocratiquement aux orientations techniques de nos sociétés. Des modèles de délibération publique tels que le cas de la communauté Amish, et son organisation juridique et sociale permettant de statuer collectivement sur les technologies, ou encore le cas des actions de Territoires à vivreS près de Montpellier, sur la démocratie alimentaire, soulignent l’importance de l’échelle “cosmo-locale” et l’approche de type “laboratoire”, expérimentale, concrète et située de toute perspective low-tech.

Des références technocritiques (Mumford et les techniques autoritaires et démocratiques, ainsi qu’Illich et les seuils de développement) sont ici convoquées afin d’outiller conceptuellement l’arbitrage des choix technologiques. En faisant le pont entre les influences technocritiques classiques et les politiques de renoncement actuelles, les auteurs invitent à ce que “la low-tech apporte ici sa pierre à l’édifice en proposant des “rituels” de description et de considération des techniques et de leurs dépendances”.

Clair et accessible, ce livre s’adresse autant aux académiques qu’au grand public, intéressés par les sujets d’émancipation individuelle et de respect des limites planétaires. Un de ses points forts est de faire les liens entre low-tech et politique, en exemplifiant notamment des modalités d’organisation alternatives, ainsi que des outils méthodologiques pour “penser les besoins”, bien que l’ouvrage ne parvienne pas à généraliser les conditions de réalisation du cosmo-localisme. En raison de l’effort de synthèse de l’ouvrage, celui-ci a tendance à délaisser au cours de son développement les aspects environnementaux relatifs à la détermination des choix politiques et sociaux, ce qui invite à poursuivre les recherches et réflexions sur ces enjeux.

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